2006 - LA BALADE DU GRAND MACABRE
Du 11 juillet au 5 août 2006
19 représentations
15.000 spectateurs
Une farce de Michel de Ghelderode
(…) La célèbre "farce pour rhétoricien" de Michel de Ghelderode se déroule, une fois n’est pas coutume, dans un seul lieu. Une large estrade traverse le cloître en diagonale, se terminant dans les deux coins opposés par une structure en bois qui grimpe à l’assaut des murailles. Ce dispositif majestueux voulu par le scénographe Thierry Bosquet et le metteur en scène Stephen Shank offre aux spectateurs, assis de part et d’autre de ces vastes tréteaux, une vision panoramique sur l’action et sur les magnifiques effets visuels ménagés par les lumières de Christian Sténuit. En deux heures trente, on traverse ce spectacle comme un grand rêve baroque et shakespearien, dans une succesion d’émerveillements plastiques et de félicités verbales. La farce, écrite en pleine montée des périls nazis, y perd sans doute un peu de ses vertus corrosives mais on retrouve, entre horreur et grotesque, l’esprit d’une œuvre que Ghelderode adressait aux " âmes simples ". Pour jouer Nékrozotar en balade avec sa faux dans la "croustillante patrie" de Breugellande, Pascal racan a pris la dégaine du Nosferatu de Murneau : crâne rasé, maquillage sépulcral, costume noir étriqué. De sa voix caverneuse, le comédien habite magistralement le site, annonçant l’imminente fin du monde. On sourit et on frémit de voir l’apocalypse promise… (…) On sort de là un peu groggy, la tête pleine d’images et de mots, heureux d’avoir vu, tendue comme un miroir, de nos identités secrètes, l’œuvre magistrale d’un grand écrivain belge. On sait gré à Patrick de Longrée et Rinus Vanelslander d’avoir eu le courage de remettre " La Balade du Grand Macabre " à l’affiche, dans une production à grand spectacle, qui ne lésine pas sur les moyens. Ce qui frappe aussi, c’est l’intemporelle actualité de l’écriture de Ghelderode, synthèse inouïe de latinité et de germanité, expression culturelle tangible d’une belgitude devenue politiquement incorrecte.
Philip Tirard, La Libre Belgique, 15 juillet 2006
AFFICHE & PHOTOGRAPHIES
Un spectacle total. Voilà de quoi pourront, une fois encore, se vanter d’offrir les producteurs des spectacles d’été à Villers-la-Ville. Confiée au metteur en scène Stephen Shank, " La Balade du Grand Macabre " de Michel de Ghelderode (1898-1962), farce belgo-belge éblouissante, rassemble les principaux ingrédients de la recette de la réussite, à commencer par l’indispensable mise en valeur des ruines cisterciennes. Les subtils jeux de lumières sont bien entendus au rendez-vous cette fois encore mais pas de promenade nocturne cette année. Les spectateurs sont rivés à leur siège, installés de part et d’autre d’un gigantesque dispositif scénique qui traverse le cloître de part en part. C’est sur cette scène que va se jouer la fin du petit monde de la grotesque principauté de Breugellande, annoncée par un curieux personnage, le dénommé Nékrozotar. Dans ce rôle, un incroyable Pascal Racan –qui endosse ici son huitième rôle à Villers-et donne le ton à une irréprochable distribution dans laquelle on remarquera particulièrement Michel Poncelet (Porprenaz), Philippe Allard (Goulave) et Didier Colfs (Videbolle). Autre ingrédient d’une sauce qui prend : les costumes et les accessoires géants, le décor sonore, et la savoureuse loufoquerie de l’univers de Ghelderode. (…)
Ariane Bilteryst, Vers l’Avenir, 18 juillet 2006
Michel de Ghelderode était un amoureux du verbe, du grotesque, de la farce et de cette belgitude de kermesse qu’incarne le roi Gambrinus. Il aimait aussi flirter avec la mort, comme dans " La Balade du Grand Macabre ". Cette pièce truculente, Patrick de Longrée et Rinus Vanelslander ont osé la produire dans les ruines majestueuses de l’abbaye de Villers-la-Ville. Dont la mise en scène de Stephen Shank se sert avec pertinence. Mais monter une pièce à Villers est un défi risqué. On ne peut guère y accéder qu’en voiture, la pièce ne se termine pas avant minuit et il fait froid, malgré le pull. Maintenir l’attention du public, le faire vibrer, le renverser d’émotion est donc, à chaque fois un pari. Avouons-le, cette " Balade " ne le gagne pas totalement. Et pourtant, elle ne manque pas d’arguments. (…) Le décor, les costumes, la mise en scène, la bande sonore, la lumière : des réussites. Le verbe aussi. Des phrases comme des perles : " Passons du soleil à ces ombres que je voie mieux ton contour " ; " Tes paroles ont des doigts mon aimé et tes mains sont parlantes ". Porprenaz, au bord de la sépulture : " Il ne fait pas plus clair que dans une conscience là-dedans. " Nékrozotar : " Déjà le soleil bâille et songe à se coucher. Et puis, il y a Pascal Racan. Formidable. Son Nékrozotar est grandiose d’ampleur, de tristesse, d’ironie. (…)
Jean-Claude Vantroyen, Le Soir, 14 juillet 2006
(…) Cette fable burlesque et noire où la mort est éternellement présente, ce spectacle breughelien qui ressemble à une farce théâtrale, interpellera très certainement le public qui se retirera du site villersois confronté à de nombreuses questions philosophiques… Les spectateurs apprécieront surtout la superbe mise en scène de Stephen Shank ainsi que les remarquables interprétations d’une troupe qui… a des planches.
Marcel Vancaster, La Nouvelle Gazette, 17 juillet 2006
LA DISTRIBUTION
PASCAL RACAN (Nékrozotar - Le Grand Macabre)
MICHEL PONCELET (Poprenaz – Ivrogne)
FRANCOISE ORIANE (Salivaine - Femme de Videbolle)
PHILIPPE ALLARD (Sire Goulave - Prince de Breugellande)
DIDIER COLFS (Videbolle – Philosophe Astronome)
JEAN-FRANCOIS ROSSION (Aspiquet – Ministre)
ERIC BRETON LE VEEL (Basiliquet – Ministre)
PETER NINANE (Adrian - Beau garcon)
JESSICA GAZON (Jusemina - Belle fille)
L’ EQUIPE DE REALISATION
Mise en scène: STEPHEN SHANK
Décors et costumes: THIERRY BOSQUET
Création des lumières : CHRISTIAN STENUIT
Création des maquillages : JEAN-PIERRE FINOTTO
Décor sonore : NICOLAS MARCHANT
Assistant à la mise en scène : LUIS VERGARA SANTIAGO
Régie de plateau : NOEL BAYE - PIERRE RONTI
Régie tops : LUIS VERGARA SANTIAGO
Régie son : NICOLAS PERRETIER
Réalisation des costumes : MAGHET COSTUMIER - CORINNE de LAVELEYE - JOACHIM LAMEGO DE ALMEIDA
Habilleuse : MARIANNE BRACONNIER
Accessoires : NOEL BAYE
Construction des décors: JEAN-JACQUES ALLART - JOEL BOUCQUIAUX - OLIVIER DE BONDT - DAVID DETIENNE - JEAN-POL FOLLAND - DAVID LAGNEAU
Grands accessoires et peintures: OLIVIER WATERKEYN
Sculpture : ANDRE LEBACQ
Maquilleuses : VERONIQUE DUBRAY – DAPHNE DURIEUX – MARJORIE MATHIEU
Opérateur lumières : LUC DE CLIMMER
Techniciens de maintenance : DIDIER COUNEN - JEAN-CLAUDE VERVAECKE
Equipement son et lumières: BLUE-SQUARES
Attachée de presse : BRIGITTE FORISSIER
Responsable équipe d’accueil : JESSICA PENNEMAN
Accueil réservations : MAELLE CRICKX - ISABELLE DAELEWYN - ALICE DERU - SEVERINE WEYNE
Assistant de production : DAVID SAMUEL COURTOIS
Produit par : PATRICK de LONGREE et RINUS VANELSLANDER
Une production de DEL Diffusion Villers en coproduction avec le Théâtre Royal des Galeries, avec l’aide du Ministère de la Culture de la Communauté française, du Commissariat général au Tourisme de la Région wallonne et de la Province du Brabant wallon, avec le soutien de VALENS, DUVEL, AUDI LEASE, BRUSSELS SOUTH CHARLEROI AIRPORT, LA UNE, LA PREMIERE, LE VIF/ L’EXPRESS, LE SOIR, avec l’appui de IMPRESSION HECHT, PLANTIN, RENT A CAR, FOURCROY.
20ÈME SPECTACLE THEATRAL D'ETE
Cet été 2006 a connu la création du 20ème spectacle théâtral d’été à l’Abbaye de Villers-la-Ville. Depuis 1987, les projets se sont succédé et sont devenus des rendez-vous incontournables dans le paysage théâtral belge. En vingt ans, près de 400.000 spectateurs ont applaudi ces multiples productions réalisées sur mesure pour ce site cistercien extraordinaire.
20 années de rencontres, 20 années de créations, 20 années de découvertes, 20 années qui ont passé rapidement, portés par le souffle de ces pierres séculaires et par les équipes talentueuses des spectacles qui se sont enchaînés inlassablement. 12 metteurs en scène, 300 comédiens et plus de 200 techniciens ont collaboré à ces productions!
Soucieux de travailler dans le sens d’une vraie diversité, nous avons pu compter sur la curiosité des spectateurs qui forgèrent au fil du temps les succès de nos spectacles. Les médias ont rapidement relayé le phénomène. Les Pouvoirs publics nous ont soutenus. Les sponsors sont intervenus pour permettre d’atteindre des équilibres financiers que la taille de nos productions rendait quelquefois précaire.
Nous poursuivons nos productions avec la même foi qui déplace les montagnes, soutenus par l’énergie de tous nos partenaires, par la créativité des artistes, par la richesse du répertoire et par un moteur incomparable: l’envie de partager avec les spectateurs des moments d’émotion, des moments d’émerveillement, des moments de sensibilité exceptionnels.
Et voici le 20ème spectacle: La Balade du Grand Macabre. Une pièce de Michel de Ghelderode, un auteur choisi, il y a vingt ans, pour lancer l’aventure théâtrale de Villers avec Barabbas et dont nous avons ensuite pu créer le magnifique texte Images de la Vie de Saint François d’Assise en 1998 qui fut une révélation éblouissante. C’était Stephen Shank qui avait réalisé cette merveilleuse création ; il réalisa ensuite La Reine Margot en 2001 et Les Misérables en 2002.
Patrick de Longrée & Rinus Vanelslander, producteurs.
LE RÉSUMÉ DE LA FARCE
Dans la principauté de Breugellande, un homme, qui se fait appeler Nékrozotar, tombe du ciel, effraye un ivrogne et annonce la fin du monde. Serait-ce l’Ange du Mal débarquant pour faucher les vivants ? A la cour du Prince Goulave, monarque bégayant, à la merci de ministres corrompus, on se prépare au désastre. Aux yeux des habitants de Breugellande, tout va sombrer. D’ailleurs, une comète d’apocalypse était prédite. Nékrozotar –notre grand macabre- sympathise avec quelques-unes de ses futures victimes: le débonnaire Porprenaz, le philosophe astronome Videbolle et Salivaine, sa redoutable compagne. Il se produit en effet un cataclysme météorique, mais la fin du monde, l’apocalypse... Le visionnaire qui se croyait l’incarnation de la Mort...
LE THÈME DE LA MORT PORTÉ À L’ÉCHELLE HUMAINE
" Sans doute, je pensais à l’an mil et, comment ne pas y penser, à l’an deux mille. Nous sommes engagés dans une sorte de répétition générale de cette fin du monde, puisque nous approchons à grandes brides et vertigineusement de ce pas difficile à sauter, dont l’Apocalypse nous dit qu’il coïncidera avec les ébats de la Bête relâchée. Cette " Balade du Grand Macabre " serait donc plutôt une œuvre de réaction, à l’encontre de cette " Mademoiselle Jaïre ", qui me laissait un peu troublé et que j’avais craint de relire. Délivré de mes fantasmes, j’ai pu éprouver un mouvement de joie et de libération, bien que la Mort fût toujours en filigrane dans le décor. Seulement, je l’ai traitée autrement; j’ai tout renversé; j’en ai fait un personnage burlesque; c’était ma revanche, et c’était aussi la revanche de la vie. J’avais quelque motif de penser à la fin du monde, à une époque très déprimante, vers les années 1934-35, comme notre ciel devenait sombre et que s’annonçait le Massacre the biggest in the world.
Le thème ancien, retrouvé dans une cave à marionnettes, cette histoire de la Mort qui part en ribote, une nuit, et qui soûle, s’endort si profondément qu’on la croit morte et que ses deux compagnons veulent enterrer, je vous en ai déjà parlé. Je n’ai fait que porter ce thème de l’échelle puérile -folklorique- à l’échelle humaine, en l’élargissant. Mais dilaté, ce thème, en rejoignait un autre: celui de la déchéance des hommes, qui ont perdu le sens de la joie et de la liberté. Il va sans dire que cette pièce joyeuse et où l’on rit beaucoup malgré la Mort qui tout gouverne, finit très bien, puisque les hommes y retrouvent non seulement la joie de vivre, mais le sens de la liberté, de toutes les libertés, et de la nature qui leur paraît très belle, après ce pseudo-désastre. Ceci peut sembler simpliste, mais n’oubliez pas que j’intitule cette pièce “Farce pour rhétoriciens” et les rhétoriciens étaient des âmes simples. "
Michel de Ghelderode, " Les Entretiens d’Ostende ".
MICHEL DE GHELDERODE : QUELQUES REPÈRES
Michel de Ghelderode, de son vrai nom Adémar Martens, naît à Ixelles le 3 avril 1898 d’un père petit fonctionnaire aux Archives générales, auquel il a toujours dit devoir sa passion pour l’ancien.
De 1906 à 1914, il fait des études à l’Institut Saint-Louis à Bruxelles ; études médiocres interrompues à seize ans pour raison de santé. Il s’intéresse à la musique (début d’études au Conservatoire Royal de Musique en 1915 et 1916), puis fréquente très tôt les milieux littéraires, collabore à divers journaux et écrit de nombreux contes et poèmes. En 1918, il publie un premier texte signé du pseudonyme de Michel de Ghelderode ; représentation de sa première pièce : " La Mort regarde à la Fenêtre ".
De 1919 à 1921, il écrit " Heilige Antonius ", roman burlesque dans lequel il approfondit, mais toujours en français, son identité flamande. Il connaît alors de sérieux problèmes de santé. En 1923, il entre à l’administration communale de Schaerbeek et l’année suivante il épouse Jeanne-Françoise Gérard.
De 1922 à 1924, il publie des récits et des nouvelles : " Histoire comique de Keizer Karel ", " La Halte catholique " et " L’Homme sous Uniforme ".
En 1925 : " Le Mystère de la Passion ", reconstitué d’après le spectacle de marionnettes bruxelloises ; c’est la première de ses pièces pour marionnettes.
De 1926 à 1929, il écrit " La Mort du Docteur Faustus " (tragédie pour le music-hall), " Images de la Vie de Saint François d’Assise " (première collaboration avec le Vlaamsche Volkstoneel -Théâtre populaire flamand-, troupe catholique itinérante) (ndlr : cette pièce sera montée pour la première fois en français à Villers-la-Ville en 1998 !), " Escurial " et " Barabbas ".
C’est dans les années trente qu’il est le plus fécond et qu’il écrit : " Sire Hallewyn " (drame tiré d’une vieille ballade flamande), " La Balade du Grand Macabre ", " Mademoiselle Jaïre " (mystère en quatre tableaux qui sera créé en 1949), " Hop Signor ! ", " Sortie de l’Acteur ", " La Farce des Ténébreux ", " Magie Rouge ", " Fastes d’Enfer ".
Il fait ses adieux officiels au théâtre dès 1939 et redevient conteur. En 1941, il publie " Sortilèges ". Dès 1943, son état de santé s’altère considérablement. En 1946, il est révoqué de ses fonctions de commis par le Conseil communal de Schaerbeek, puis se fait pensionner pour cause de maladie.
De 1947 à 1949, premières grandes créations parisiennes jusqu’à la querelle de " Fastes d’Enfer " au Théâtre Marigny de Jean-Louis Barrault.
De 1950 à 1953, années de " Ghelderodite aigüe " à Paris, favorisées par une émission radiophonique enregistrée en 1951 et parue sous le titre " Les Entretiens d’Ostende ". En Belgique, création de " Marie la Misérable ".
Avant sa mort, il a le temps de préparer cinq des sept volumes de son théâtre complet prévu chez Gallimard et d’assister au début de son succès mondial.
Le 1er avril 1962, Ghelderode meurt à Schaerbeek, s’étant plaint de l’oubli de ses compatriotes alors que sa renommée internationale et le nombre de représentations de ses pièces continuent de grandir.
DE L’ÉDITION À LA SCÈNE
La première édition de " La Balade du Grand Macabre " parut le 15 décembre 1935, mais il s’agissait d’une édition limitée à 300 exemplaires “non destinés au commerce”; Roland Beyen précise “que le dramaturge n’en distribua qu’une cinquantaine à des amis et à des critiques et qu’il brûla le reste dans son poêle pendant et après la guerre, pour se chauffer”.
La pièce devait ensuite figurer, en 1943, dans le troisième et dernier volume du Théâtre complet, paru à Bruxelles, aux Editions du Houblon. Après l’oubli relatif où est tombée l’œuvre de Ghelderode durant les années qui ont suivi la Libération, on sait que cette œuvre fait l’objet d’un intérêt nouveau en France, à partir de sa découverte par les théâtres parisiens. C’est ainsi que les Editions Gallimard commencent en 1950 à publier son Théâtre, qui comportera du vivant de l’écrivain cinq volumes (le sixième ne devant apparaître qu’en 1982). " La Balade du Grand Macabre " appartient au deuxième volume, qui paraît en 1952. A cette date, la pièce n’a encore jamais été représentée. Sa création sur la scène aura lieu en France, d’abord assez discrètement à Lyon, en février 1953, dans une mise en scène de Roger Planchon qui est encore peu connu à cette époque, puis en octobre 1953, à Paris, au Studio des Champs-Elysées, dans une mise en scène de René Dupuy. Ce dernier, craignant d’effrayer le public avec le mot “macabre”, a cru devoir changer le titre de la pièce, qui devient, en dépit de l’opposition de l’auteur, " La Grande Kermesse ". Cette création parisienne, qui a lieu au moment de la plus grande vogue du dramaturge, entraînera un grand nombre de réactions des critiques, favorables ou non à l’œuvre, dans les journaux et les revues.
C’est en 1953 que commence la carrière de cette pièce composée depuis 1934, carrière qui sera fulgurante: jouée à Stockholm dès le mois de mai 1954, elle sera traduite dans de nombreuses langues, et représentée dans un grand nombre de pays d’Europe, notamment en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne. Plusieurs fois reprise en Belgique, à savoir en Flandre dans une adaptation néerlandaise et surtout en Belgique francophone, " La Balade du Grand Macabre " est l’une des pièces les plus jouées de Ghelderode.
LA PIÈCE
Farce en trois actes et six tableaux (1934)
Publication:1935, 1943 et 1952
Création : 1953
Ghelderode présente sa “joyeuse” “Balade du Grand Macabre” comme une “reaction” contre l’obsession de la mort qu’il venait d’exprimer dans “Mademoiselle Jaire”: "Délivré de mes phantasmes, j’ai pu éprouver un mouvement de joie et de libération, bien que la Mort fût toujours en filigrane, dans le décor. Seulement, je l’ai traitée autrement; j’ai tout renversé; j’en ai fait un personnage burlesque; c’était ma revanche, et c’était aussi la revanche de la vie1." L’étude de la genèse des deux pièces dément cette affirma-tion: si l’idée de Mademoiselle Jaire naquit en août 1929, la rédaction n’en fut entamée que le 25 septembre 1934, le lendemain de l’achèvement de La Balade, dont la composition s’étend du 31 juillet au 24 septembre 1934.
"En Flandre, dans la principauté de Breugellande, l’an tantième de la création du monde", deux amoureux, Adrian et Jusemina, se promènent dans un beau parc abandonné, tendrement enlacés. Un ivrogne au nez pourpre, Porprenaz, se hisse dans un arbre pour épier leur "amoureuse parade", mais de cet arbre descend un inquiétant Nekrozotar qui, d’une voix caverneuse, annonce la fin imminente du monde. Après avoir enfermé le couple dans un tombeau, le lugubre personnage se met à brandir une faux. Re-connaissant "le geste dernier, le geste absolu, le plus souverain geste puisqu’il fait tomber les sceptres", l’ivrogne s’offre en "holocauste" pour sauver "les bons hommes de Breugellande", mais l’"épouvantail" répond emphatiquement: "Fauchés seront, trétous fauchés et périront." Il monte sur le dos de Porprenaz, embouche sa trompette et entonne le Dies Irae.
Le second tableau nous transporte dans un intérieur bourgeois où un astrologue travesti en femme saute pitoyablement sous les coups que lui administre sa mégère, habillée en homme. Dès que Salivaine s’endort, le pauvre Videbolle appelle de tous ses voeux l’anéantissement du monde qu’il a un jour prédit. Aussitôt surgis-sent Nekrozotar et Porprenaz. Pendant que les trois hommes boivent pour fêter la fin de leurs tracas, Salivaine, dans son rêve prie Vénus de lui envoyer "un soupirant, même bossu, pourvu qu’il soit bien armé". Nekrozotar se fait passer pour l’envoyé du ciel. Il mord la femme avec une telle rage qu’elle en perd connais-sance. Le trio la jette dans la cave et s’apprête pour le grand "spectacle".
Pendant ce temps, au palais de Breugellande, le gros prince Goulave est martyrisé par ses ministres Aspiquet et Basiliquet, qui lui infligent une leçon d’éloquence pour lui apprendre à mentir au peuple et d’autres exercices profitables parmi lesquels la promul-gation d’un nouvel impôt sur "l’air qu’on respire". L’arrivée d’un oiseau multicolore annonçant que le peuple est affolé par l’appari-tion d’"un astre menaçant, avec chevelure" met fin au supplice du prince. Aspiquet et Basiliquet prennent la fuite et Goulave, folle-ment acclamé par ses sujets, entonne "l’hymne de Breugellande", que les ministres avaient interdit.
Le rideau tombe, et alors que la salle est plongée dans le noir retentit soudain, dans le dos du public, une trompette jouant le Dies Irae. Par la porte du fond entrent en grand tumulte Videbolle, agitant une cloche, et Nekrozotar qui, à cheval sur Porprenaz, brandit sa faux. Pendant que le trio traverse la salle, l’astrologue fait le boniment: "Venez, jeunes et vieux, sages et fous, riches et pauvres, faibles et puissants, méchants et bons, beaux et vilains, malins et bêtes. On peut apporter ses provisions et ses objets de piété. Venez voir ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra plus. On ne joue qu’une fois. Venez avec vos remords, vos reliques, vos testaments, vos pots de chambre, vos ors et argents. Il est arrivé! Qu’on le dise. Mouchez-vous, torchez-vous. On va commencer. On commence. Accourez et confondez-vous fraternellement dans le val de la Frousse. Il y a place pour tous, il y a égalitairement place pour tous; il n’y aura ni premiers, ni derniers, je le garantis. Coups de cloches. Alarme! Il est arrivé !... Qui ?... Le macabrant, le baladant, le malodorant, le désarmant, l’affligeant, l’épouvantant, le déflagrant, l’écartelant, le réfrigérant, le décomposant, l’abolissant, le craque-lant, l’engloutissant Nekrozotar qui vous va mettre dans son sac à marionnettes, voire dans son moulin à saucisses: Nekrozotar, unique en son genre, infaillible, aux références incroyables, au doigté prodigieux, au record imbattable! " (Il, 79-80.) Le macabre trio repasse la porte du fond pendant que le choeur, représentant le peuple, se lamente sur tous les tons.
Lorsque le rideau se relève, les trois amis s’installent à la table princière sous laquelle Goulave se trouve caché. Dans l’attente de l’heure du désastre, Nekrozotar récapitule sa longue existence qui aurait été bien vaine s’il ne l’avait pas passée en Breugellande. A évoquer son cher Pays de Cocagne, les larmes lui montent aux yeux. Mais à quoi bon s’attendrir: cette Breugellande n’existe plus, "détruite par la secte des pédants et des voraces". Armé de sa "faulx fauchante" et de sa "trompette trompettante", le Maca-bre se fait hisser sur le cheval de bois du prince Goulave et, du balcon du palais, lance un réquisitoire vengeur qui, au douzième coup de minuit, s’achève par un impérieux: "Au nom du Créa-teur, je détruis..."
Le rideau se relève sur l’intérieur de Salivaine où apparaissent Videbolle et Porprenaz, poussant une brouette contenant l’inter-minable corps de Nekrozotar. Après avoir récité des épitaphes fastueuses et émues, ils balancent le cadavre de la Mort dans la cave où repose la mégère et se préparent à mourir eux-mêmes, pour de bon, en s’adressant de touchants adieux. Pendant leur sommeil arrive Goulave, un peu marri d’être le seul survivant du désastre, mais heureux d’être enfin libre. A peine a-t-il eu le temps de se réjouir, que surgissent trois hallebardiers ivres morts. Le prince leur dit de rester: "Je dissous l’armée inutile et coûteuse et je vous nomme colonels honoraires." La joie des soudards ressus-cite Porprenaz et Videbolle, puis Nekrozotar, puis Salivaine qui, déchaînée, réclame un "hareng saur". Lorsque Nekrozotar lui ré-pond, épouvanté, que le hareng saur est mort, la chipie l’abat d’un coup de bâton, mais les "colonels honoraires" parviennent à la maîtriser.
Le dernier tableau se passe dans le beau parc du début. Vide-bolle "exorcise" Salivaine à coups de fouet, et de refrains dadaistes: "Et saute et saute trois et quatre et saute tout à la farine pour dix sols et vole et vole sur le mur à côté dans le trou sur le nez et vive bon papa qui lance les crêpes vive le pacha qui fait du nou-gat !" (Il, 119.) Goulave arrête le jeu, car avant que Videbolle n’applique sa "recette à veufs", il veut connaître toute la vérité. Celle-ci sort de la bouche de Nekrozotar. Un jour, quelqu’un qu’il avait beaucoup aimé mais qui, par ses tracasseries, avait fini par transformer cet amour en haine, l’envoya chercher un "hareng saur". Le poisson clairvoyant lui donna l’idée de ne plus jamais retourner à la mai-son, puis, après de longues années de vagabondage, lui inspira le dessein de profiter de l’apparition imminente d’une comète pour se venger de la créature qui avait été à l’origine de ses souffrances. Pour en savoir plus long sur le "hareng saur", Goulave fait dé-bâillonner Salivaine, qui finit par avouer que c’est elle qui envoya Nekrozotar, son premier époux, dont elle ne "recevait pas d’amour", à la recherche d’un hareng saur. Les deux anciens mi-nistres révèlent que c’est Salivaine, leur maîtresse commune, qui inspira "les impôts d’infamie", qui fit mettre "la poire d’angoisse aux penseurs libres" et qui instaura l’Inquisition. Le prince Gou-lave décide de les enfermer, avec Salivaine, dans une cage et de les exposer au peuple qui dira: "Voyez ceux qui nous opprimèrent!" Nekrozotar exulte et s’explique: "Breugellande était terre d’amour et de beauté. Les scélérats y semèrent l’ivraie.., et je la voulus voir disparaître plutôt que malheureuse... tant je la chérissais." Main-tenant que tout est rentré dans l’ordre, il est prêt à disparaître: "La lumière est partout. Le soleil. Et la liberté partout... plus pré-cieuse que le soleil. La liberté.., sans quoi... la mort... la fin du monde." Et il meurt en chantant l’hymne de Breugellande. Lors-que Porprenaz ouvre le tombeau pour y enterrer son ami, en sortent Adrian et Jusemina, aussi indifférents qu’avant la catas-trophe. Goulave saisit les mains de ses "féaux" et conclut: "D’un tombeau sort la vie. Il faudra nous conduire de sorte que les hommes de l’avenir ne pleurent autrement que de joie. Comme je fais..." (Il, 127.) Et la pièce se termine sur l’image des trois amis qui s’embras-sent.
Lors de la création à Paris, en 1953, plusieurs critiques rappro-chèrent la manière de Ghelderode de celle d’Aristophane. Robert Kemp nota: "Une bonne zwanze. Un truculent canular à la fla-mande, dont l’inventeur pourrait s’appeler Van Aristophane-boom2...". Comme la plupart de ses confrères, il trouvait l’humour de Ghelderode un peu "laborieux", mais il s’était diverti quand même, sans doute parce que René Dupuy, comme le suggère le ti-tre de son spectacle, La Grande Kermesse, avait escamoté autant que possible le côté navrant de la farce. Plusieurs critiques regrettèrent le "coup de théâtre" du dernier tableau qui transforme soudain le Grand Macabre en un pauvre fou persécuté et la farce pétaradante en tragédie larvée. Ils ou-bliaient que chez Ghelderode le rire est toujours amer, mais il est vrai que l’avatar de Nekrozotar aurait pu être mieux justifié. La première difficulté que René Dupuy rencontra pour sa mise en scène, ce fut précisément le symbole du hareng saur. Ghelderode reconnut qu’il fallait l’expliciter et il promit de s’en charger3, mais il n’en fit rien. Jean Decock voit dans le hareng saur "un symbole de la Soif qu’il suscite - soif de liquide ou d’absolu" (op. cit., 115). Plus satisfaisante est l’explication de Jean Francis, qui y discerne un symbole du phallus pour Salivaine, un symbole de la folie pour Nekrozotar (op. cit., 242). Le poisson, en effet, n’a pas la même si-gnification pour les deux personnages. Pour l’homme, il est l’incarnation de "l’Esprit saint" (Il, 121), la source d’inspiration qui lui donne l’idée de quitter sa femme et, ensuite, de la suppri-mer par une mise en spectacle de la fin du monde ; pour la femme, il est manifestement un symbole sexuel. L’origine de ce sens re-monte à la jeunesse de l’auteur qui un jour entendit désigner le hareng saur par le terme flamand de "slaphanger", ce qui, litté-ralement, signifie: "qui pend mollement". Aucun dialectologue n’a pu nous confirmer l’existence de cet emploi, mais Ghelderode le signale dans son roman burlesque inédit Heiligen Antonius. Il raf-folait de ce mot: un des personnages du Voleur d’étoiles s’appelle "Olga de Slapengère", et l’un des mannequins ornant son bureau " Conchita de Slapengère ". Le texte s’éclaire quelque peu à la lu-mière de ces explications, sans que le hareng saur en devienne aussi "lumineux" que le prétend Porprenaz (Il, 122).
L’aspect satirique de la pièce est mieux dégagé que son côté symbolique. La Balade appartient à la même veine ubuesque, pri-mitive et populaire que le Siège dOstende. Seuls les objectifs de la satire diffèrent: des cléricaux et des militaires, elle passe aux poli-ticiens et... aux femmes.
Ghelderode prétend avoir écrit la pièce en pensant à la montée du nazisme: " Quant à La Balade du Grand Macabre qui date de 34, Hitler en fut l’occasion: chacun sentait le garrot se serrer sur sa gorge, l’An Mil approchait, je voulus écrire la terreur de l’An Mil4." Quoi qu’il en soit, les documents biographiques confirment qu’à partir de 1934 notre auteur pensait de plus en plus à la fin du monde annoncée par l’Apocalypse. En janvier, pour ne citer qu’un exemple, il déclara à un journaliste: "De fait, nous vivons des temps crépusculaires et avec les ténèbres montent la fièvre et la folie. S’agirait-il d’une répétition de l’an 2000 qui vient et n’est-il pas écrit que de mille en mille ans la Bête serait déchaînée5?" Si Ghelderode ne s’était pas toujours méfié de la "merde politique"
et s’il n’avait pas depuis longtemps affiché son "dégoût de la vie moderne, de la démocratie et de la société6", on pourrait se de-mander si le "que la vie est belle sans politiques !" que pousse le bon prince Goulave après la catastrophe (Il, 82) ne révèle pas quelque sympathie pour certains mouvements antiparlementaires de l’époque. Il semble toutefois que Ghelderode n’ait jamais fait partie de "l’ordre nouveau", trop attaché sans doute à cette liberté qu’il défend si chaleureusement dans la Balade.
L’optimisme relatif de La Balade contraste avec le noir scepti-cisme de Pantagleize où la satire débouchait sur la conclusion que la fraternité universelle était une pitoyable utopie. Si à la fin de la farce "la fraternité n’ [est] pas une vaine inscription" (Il, 127), il s’agit moins toutefois de la fraternité universelle que de l’amitié masculine. La Balade est une ode à cette amitié, plus forte que toutes les haines, plus forte que l’amour, et interdite aux femmes. Lorsqu’il se croit le dernier survivant de Breugellande, Goulave re-grette "un compagnon, un confident", mais il se réjouit de vivre "sans serpent, sans femme traîtresse" (Il, 108). Le beau couple d’Adrian et de Jusemina glorifie moins l’amour que la perpétuation de la vie.
Une fois de plus, il serait injuste de s’attarder aux idées de Ghelderode. Sa préoccupation majeure a été de faire du théâtre "populaire" et sur ce plan il a pleinement réussi. Dans cette "suite d’images symbolico-satiriques7", les symboles sont parfois peu clairs, la satire sommaire, les idées primaires, mais les images sont belles. Plus encore qu Escurial, La Balade est "du tableau qui devient vivant". Si le conflit dramatique, au sens traditionnel du terme, en est absent, si la division en trois actes est artificielle, cette "farce pour rhétoriciens" prouve une fois de plus que Ghel-derode possède l’art de remplir l’espace scénique. Le Tübinger Zimmer Theater a montré tout le parti qu’on peut tirer de ce théâ-tre forain privilégiant l’expression corporelle, où tous les effets sont grossis. On regrette seulement qu’il ait trop sacrifié le verbe. La Balade du Grand Macabre est une fête pour les yeux, mais aussi pour l’oreille. C’est elle qui, plus que toute autre pièce, a valu à Ghelderode une place dans le chapitre "la fête des mots" réservé aux poètes de la scène qui firent la transition entre le "théâtre tra-ditionnel" et le "nouveau théâtre".
in Roland Beyen, “Ghelderode”, Seghers, Paris, 1974, pp. 71-78.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur.
1. Les Entretiens d’Ostende, Edition de l’Arche, Paris, 1956, p.167.
2. Le Monde, 10 octobre 1953.
3. Lettre du 15 septembre 1951, Revue d’Histoire du Théâtre, 1962, p.127.
4. Pierre Pirard, interview, La Libre Belgique, 5 septembre 1956.
5. Frans Gerver, interview, Les Beaux-A rts, 26 janvier 1934.
6. Lettre à Marcel Wyseur, 7 janvier 1930.
7. Carte postale au peintre Prosper de Troyer, 3 décembre 1935.
De nombreuses informations concernant Ghelderode peuvent être consultées sur le site www.ghelderode.be
MA RENCONTRE AVEC GHELDERODE
Je suis monté sur les planches pour la première fois lors d’une fête de Noël à l’Eglise. Je jouais Zacharie, le père de Jean Baptiste qui est réduit au silence après que l’ange lui annonce la naissance de son fils. J’étais Zacharie. Je le savais. Je savais aussi que l’’assemblée croyait que j’étais Zacharie. Je le savais. Face au messager annonciateur de l’arrivée d’un fils révolutionnaire, j’avais une réplique: Comment le saurai-je? Car je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge. J’ai tout mis dans cette réplique. Je mémorisais en marchant dans ma chambre en me levant, en route pour l’école, dans un coin à la cour de récréation, en rentrant le soir en ramassant des marrons gelés, et en m’endormant. Comment le saurai-je? Car je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge. J’avais cinq ans.
Je me souviens que les deux petites lampes de bureau qui faisaient office d’éclairage de scène le jour de la fête et vers lesquelles je tournais mon visage, cherchant déjà la lumière, me semblaient dégager une chaleur de fourneau. En descendant de la scène, qui me paraissait immense mais devait mesurer sans doute un mètre sur deux, je m’exclamai à Suzanne, qui nous avait fait répéter et qui recueillait le costume que je dégrafais négligemment, heureux déjà d’avoir une habilleuse à mon service: Ces spots étaient beaucoup trop chauds. Suzanne plia le costume, une robe de chambre rayée ivoire et marron qui appartenait à mon père et qui m’avait donné l’occasion déjà de démontrer ma facilité à naviguer avec une traîne d’un mètre cinquante derrière moi: Tu as eu peur et tu as eu plaisir. Tous les deux donnent chaud. Ça t’arrivera encore.
Une carrière était lancée. Elle se poursuivit par des pièces montées avec les voisins et mes sœurs. J’appris très vite que la gloire au théâtre est passagère et que le théâtre rend la vie riche, mais qu’il faut une vie en dehors du théâtre pour être riche. Ma carrière s’officialisa deux ans plus tard lorsque je fus choisi par Madame Jacquet comme l’un des trois jeunes tambours qui s’en allaient en guerre dans le numéro de fin d’année, classe de garçons, deuxième primaire, et en même temps choisi par la classe des filles, deuxième primaire, pour être le narrateur barman dans une rétrospective de la danse qui se terminait par un cha cha cha endiablé. Lorsque je demandais à mon père s’il pensait que je pourrais le faire, puisqu’il fallait quelques répétitions supplémentaires à celles des heures de classe, il me demanda ce que je pensais. Je veux le faire, lui répondis-je. Alors, je crois que tu peux le faire! fut sa seule réponse.
Et j’ai continué à faire. J’ai fait grâce à des parents qui me prenaient au théâtre, le Parc, le 140 et le Living Théâtre, tout Béjart, et le National de Monsieur Huisman; ce sont Mesdames Bir, Marev, Oriane qui m’ont inspiré, Messieurs Debaar, Avenière, Rovis, Volter qui m’ont fait rêver. On lisait Molière et Shakespeare à table. Au Goodman à Chicago, il y eut Un Ennemi du Peuple, et Le Deuil sied à Electre, qui m’ont tourmenté, La Duchesse d’Amalfi qui m’a retourné, il y a eu The RSC à Londres, Shakespeare à Stratford au Canada, ou au Festival d’Ashland dans l’Oregon et les opéras de Mozart, tout ceci avant 1968. Et mon père me prenait voir Théorème de Pasolini, L’Évangile selon Saint Matthieu, ou encore Andrei Rublev de Tarkovski, sans compter Fellini et les films tchèques empruntés au Service Culturel Américain, avenue Louise, et le ciné club à l’Athénée, Hitchcock, Antonionni ou Tom Jones... Et puis j’ai pleuré en voyant La Mort du Commis voyageur à 16 ans et la réplique finale de Blanche Dubois dans Un Tramway Nommé Désir: I always relied on the kindness of strangers! (Je me suis toujours abandonné à la douceur des étrangers), m’a lessivé. Je n’avais pas 17 ans.
Mais j’avais quinze ans, je crois, lorsqu’un rideau s’ouvrit sur un arbre, dans la petite salle culturelle de la place de Genval, à côté de la vieille Eglise... C’est alors qu’une fenêtre s’est ouverte sur un monde qui était le mien. Je n’étais plus seul. Il y avait des couleurs ocres, brunes, rouges et noires, des tons vieux rose, terre de Sienne. Il y avait des odeurs d’automne, de vin, de fromage, de sueur, des parfums de cave, de vieux os et de femme. Il y a avait des cloches, des clochettes, et encore des cloches. Il y avait un ivrogne heureux. Il y avait un homme solitaire mi-cadavre mi-bouffon, venu d’ailleurs et tombé de cet arbre de vie. Il annonçait la mort imminente de la planète entière. Il y avait aussi un philosophe qui portait une jupe, un ravi, qui regardait les étoiles, battu par une femme qui gueulait et crachait parce qu’elle ne savait rien faire d’autre pour dire l’impuissance des hommes. Un roi bégayeur et gourmand entouré de ministres usurpateurs, alourdis par leurs mensonges et leurs charges, impotents et affamés de pouvoir. Et puis aussi... un ivrogne heureux...
Voilà des gens qui connaissaient la peur, le désarroi, l’abandon, le faux, le mensonge, la tromperie, les excès, l’amour et la mort qui n’avaient pas peur de le dire et qui se trouvaient par la magie du théâtre flottant dans la grâce, légers, aériens, et drôles. Non, chantait cette farce, il ne faut pas avoir peur de la mort. Elle est là, mais elle meurt aussi.
Gérard Vivane avait monté La Ballade du Grand Macabre avec Georges Bossair dans le rôle de Nekrozotar, et Suzy Falk dans le rôle de Salivaine. J’en étais le spectateur stupéfait. Je ne serais plus jamais le même. Il y a eu avant le Gand Macabre et il y a eu l’après.
Et puis il y avait l’auteur de cette farce, qui semblait sentir dans sa chair l’identité indéfinie, intangible, brumeuse comme le pays lui-même dont il était issu; l’identité trouble de ceux qui y vivent, de tout ceux, en fait, qui vivent sur cette planète.
Et puis il y avait son regard, perçant, ironique et triomphant. Il y avait Michel de Ghelderode, notre Shakespeare, mais qui n’est pourtant pas tragique, lui. Non, Michel de Ghelderode n’est pas grec: chez lui aucune tentative de se surpasser, aucun vol trop prêt du soleil, aucune noyade fatale. Comme Breughel qui se rit de la chute d’Icare, et refuse d’en faire un cas (il en fait plutôt un événement insignifiant au milieu de la vie qui se poursuit, les champs qui se labourent, les ouvriers qui dorment), Ghelderode aussi, sait que quoi que l’on veuille, on se retrouve toujours dans la merde et quand on y est ce ne sera qu’un grand rire qui nous en relèvera, nous remettra debout avec un souffle nouveau.
Jouer Ghelderode n’est pas un cadeau, c’est une grâce accordée en abondance, foisonnante, ruisselante, débordante et généreuse. Jouer Ghelderode, c’est entrer dans le plus beau de l’être humain, dans ce qu’il a de plus laid, de plus noble, de plus traître, de plus plat, de plus exalté, de plus fin et de plus grossier, de plus tendre et de plus violent. C’est pénétrer, à coup de hache, dans la solitude de nos fissures, de nos blessures d’hommes et de femmes et y trouver l’esprit, l’âme, et le cœur.
Stephen Shank, metteur en scène.